Bouvy Enkobo, TALA-YÉ
Exposition personnelle de Bouvy Enkobo, TALA-YÉ, du 4 septembre au 14 décembre 2024 à la Galerie Anne de Villepoix 18 rue du Moulin Joly, 75011.
Exposition personnelle de Bouvy Enkobo, TALA-YÉ, du 4 septembre au 14 décembre 2024 à la Galerie Anne de Villepoix 18 rue du Moulin Joly, 75011.
Que regardent-ils tous ces personnages ? Qu’attendent-ils ? Qu’espèrent-ils ? Se souviennent-ils, encore, de leurs ancêtres, et de ces « millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme » dont parlait Aimé Césaire ? Ne sont-ils pas, eux-mêmes, toujours pris dans cette sorte de servitude volontaire qui les soumet, maintenant, aux diktats de la mode, aux tentations du jeu et des nouvelles vanités, dont les logos ou les slogans de Pub, tapissant les toiles comme le fond de leurs âmes, agissent à la manière de mots d’ordre illusoires.
Les deux tableaux dont le titre Talanga signifie « Regarde-moi » en lingala (la langue bantoue parlée en RDC), dialoguent dans une forme de diptyque saisissant. Chaque toile semble devenir un miroir dans lequel les personnages se mirent en chantant un « je t’aime moi non plus ». La jeune africaine s’éclaircit la peau à grand renforts de produits cosmétiques (« Bio Claire », « Lemon Clear » « traitement de beauté éclaircissant » « Ghandour » « se blanchir » …), pour mieux ressembler à son modèle de « femme blanche. Et, à propos de son autoportrait, Bouvy Enkobo confie, qu’il a été inspiré par la célèbre formule de Rimbaud « je est un autre » ? De fait, le peintre se représente sous l’aspect de deux personnes aussi ressemblantes que distinctes par leur couleur de peau. Ce dédoublement pictural de la personnalité témoigne, sans doute, de ce trouble sur l’identité qui peut gagner l’artiste lorsqu’il fait de sa peinture le support d’un travail de questionnement de sa personne. N’est-il pas semblable au poète qui tient un journal intime, en tentant de cerner les contours de son âme au fil d’une écriture quotidienne ? Ne devient-il pas étranger, étrange, quand il « se parle » à lui-même à travers ses peintures ? Peindre un autoportrait comme écrire un journal, n’est-ce pas faire l’expérience du double, dont Narcisse symbolise la recherche éperdue ? Et, si l’écrivain cherche à fixer son identité fuyante à travers les mots du langage, le peintre ne le fait-il pas en traçant sur la toile, les reflets changeants de son être ? Ne répète-il pas, ainsi, le geste inaugural de la peinture semblable à la fille de Dibutade traçant sur un mur l’ombre du profil de son amant ? La posture interrogative de l’artiste la main posée sur sa bouche renvoie tout autant à l’expression perplexe de celui qui est saisi d’étonnement devant l’altérité de son propre moi, qu’au mutisme de sa condition de peintre. Plutarque ne disait-il pas, déjà, que « la peinture est une poésie muette » ?
Du reste le caractère silencieux de ces tableaux, est d’autant plus intense qu’il se fait en contrepoint d’un brouhaha de rumeurs visuelles montant du tréfonds de la toile. Car si Bouvy Enkobo développe un art du portrait de facture réaliste dans sa figuration apprise aux beaux-arts de Kinshasa, il élabore, en revanche, l’arrière-plan de ses motifs, avec une jubilation toute expressionniste, se jouant de l’écart entre une peinture figurative explicite et un travail plastique de décomposition des fonds, conférant à ses toiles les allures des affiches déchirées de Villeglé ou de Hains. Cette technique très personnelle mêlant collage et acrylique, permet à l’artiste d’intensifier la présence de ses personnages qui semblent ainsi flotter en se détachant étrangement de ces fonds tumultueux aux couleurs chamarrées. Pour cela le peintre se fait colporteur d’affiches commerciales, électorales, ou de journaux remplis de graffitis, qu’il récupère principalement à Kinshasa, afin d’accompagner ses toiles d’une sorte de bande son urbaine leur impulsant une tonalité rythmique étonnante. Toutefois, à la différence des artistes affichistes, Bouvy Enkobo ne se contente pas d’en exposer simplement les lambeaux. Par un subtil travail de collages et décollages, le peintre s’en sert comme autant d’embrayeurs plastiques participant à la dynamique des coloris, et à la dualité de sa peinture.
En se servant de la technique de la lacération, chère aux affichistes, Bouvy Enkobo peut notamment révéler des effets de superposition de morceaux d’affiches différentes, révélant des quiproquos de sens, des détournements de messages publicitaires comme autant de jeux visuels sur la lisibilité des signes, des graphies et des photographies, des slogans, et autres logos une fois mis en pièces, décollés et recollés. D’ailleurs, si cette peinture témoigne d’une parenté certaine avec le Nouveau Réalisme, elle porte, en outre, des réminiscences de Lettrisme et de situationnisme, tout en regardant vers le Street Art.
Le peintre se plaît, notamment, à revisiter avec ironie les codes du logiciel occidental de la peinture, en détournant les figures iconiques de son histoire. Ainsi, la femme à la veste jaune a tout d’une Salomé en terre africaine, à la différence qu’elle ne tient nullement dans sa main, le scalp de la sacro-sainte tête de Jean-Baptiste, mais une statuette africaine traditionnelle, symbole de tout le patrimoine artistique spolié par des siècles de colonisation ! Peut-être, va-t-elle réussir à négocier la restitution de cet objet, et le protéger d’une circulation marchande arrachant, pour le coup, aussi bien les œuvres que les humains ? Cette richesse sémiotique, ne s’arrête pas là, puisque l’art de Bouvy Enkobo, peut être aussi rapproché du tropisme des peintres populaires congolais, dans leur usage du mot et des messages en tous genres. Enfin, la plupart des peintures, à l’image de celles du jeune homme au blouson écarlate semblent recycler certains codes du Pop art, avec leur concert de couleurs vives et de lignes audacieuses. Le titre de ces deux toiles « Mbongo mokonzi » « l’argent roi », renvoie à cet univers des banques de crédit ou des jeux de hasard si fréquents au Congo, comme de ces cartes à jouer qui font miroiter l’argent facile, en se jouant de la faiblesse d’autrui.
L’écrivain William Burroughs, inventa avec l’artiste Brion Gysin le cut-up, pour libérer des « hordes de mots » qui infectent nos subjectivités à la manière de virus. Ne sommes-nous pas tous traversés par des images, des informations, des énoncés collectifs et ne vivons-nous pas dans un flux perpétuel de mots d’ordre, de messages, qui finissent par nous déposséder de nous-mêmes ? Les médias constituent, plus que jamais, cet inconscient collectif qui hante nos psychismes, et dont Perec disait qu’ils créent « un univers écran qui nous est étranger ». Est-ce de cela dont la femme au pagne bleu se lamente, en se prenant la tête dans les mains, implorant le sort, face à l’invasion de ces nouveaux « virus » qui envahissent l’âme de ses enfants, d’une manière toute aussi redoutable, peut-être, que ceux du paludisme ou de l’épidémie Ébola ?
Philippe Godin