« Warhol disait qu’il aimerait être une machine, personnellement, je préfèrerais être mon chat ». Plus qu’une boutade, cette formule employée récemment par Roberto Cabot pour présenter son travail dans le cadre de l’exposition « Planet B » – Le sublime et la crise climatique, curaté par Nicolas Bourriaud lors de la Biennale de Venise 20022, manifeste par-delà un parti-pris animalier de bons alois, d’une volonté plus profonde d’affranchir notre regard esthétique de toute une tradition anthropocentriste privilégiant le seul point de vue humain comme unique mesure de l’expérience du vivant. À rebours du discours moderne et son idéal productiviste, dont le peintre n’a de cesse de prendre le contre-pied en défendant un bio esthétisme inspirant son titre à l’exposition « Fruiting Bodies » à la galerie Anne de Villepoix, Roberto Cabot s’évertue à dépasser la vision mécaniste de la prolifération des mondes vivants, trop souvent réduite à des colonnes de chiffres ou des statistiques. Inspiré autant par l’éthologie contemporaine que par la pensée de Ailton Krenak ou la peinture Kayapó issues de l’Amazonie, l’artiste nous invite à un voyage en forme de découverte émerveillée devant la diversité des « milieux » naturels.
En conférant une dignité esthétique à une multiplicité de créatures trop longtemps réduites à l’insignifiance du règne supposé des objets, il participe d’un activisme écologique qui s’efforce d’étendre le champ du régime des sujets de droits aux animaux, aux plantes, aux forêts, etc. Par une série d’exemples restés célèbres, le biologiste Jakob von Uexküll n’avait-il pas déjà découvert au siècle dernier, combien meme d’humbles espèces à l’instar d’acariens comme la tique participent à la fabrication des mondes ? Se référant à une iconographie scientifique abondante, l’artiste ne cherche, toutefois, nullement à substituer son regard à celui du savant, en offrant par ses toiles des répliques « réalistes » d’une molécule de DHC, d’un champignon, ou d’un organisme vivant. Si cette peinture procède d’un intérêt marqué pour la science, elle vise plutôt à la poétiser en l’emportant dans une nouvelle alliance avec les arts et l’anthropologie, dont les pensées de Bruno Latour ou de Philippe Descola sont les plus insignes représentants. Ne s’agit-il pas de peindre la vie des plantes et des écosystèmes animaux, avec le même soin que des siècles d’académisme accordèrent à la représentation du corps humain ? N’est-ce pas aussi une manière pour le peintre de prolonger la profusion créatrice du vivant, en la fructifiant par sa propre imagination, y compris dans les dispositifs les plus aberrants ? D’où sans doute la fascination pour cette galerie d’êtres hybrides et embryonnaires aux poses langoureuses, souvent drôles, ces corps d’anémones aux allures ondoyantes, dont on ne sait s’ils ont été contaminés par les dérives toxiques d’un anthropocène débridé, ou s’ils sont produits par de nouvelles manipulations génétiques. Ce faisant cet art n’imite plus la nature, il crée plutôt un monde à côté, où l’informe et le bizarre ont leur droit puisqu’ils peuvent être sublimes. Les imperfections, les entorses au goût, l’étrange semblent, en effet, caractériser ces œuvres, dans ce que Deleuze, nommait un devenir non-humain. De sorte qu’en se mesurant à l’étrangeté de ces organismes vivants, avec son florilège de champignons, et d’animalcules improbables, le peintre peut également s’ouvrir à un réservoir de formes inépuisables à même d’enrichir son propre vocabulaire plastique. Jean Christophe Bailly a montré comment l’animal peut apparaître comme un intercesseur insoupçonné pour l’écrivain, en ouvrant des entrées dans le monde qui défont les habitudes du langage. De fait, en s’efforçant de suivre les configurations animales et vivantes, les mouvements inédits des corps, leurs postures insensées, les espaces que ces êtres découpent dans le monde – et leurs étranges chorégraphies muettes, notre esprit s’ouvre à de nouvelles sémiotiques inédites et variées. Aussi, en nous conviant à découvrir un monde fluide où rien n’est substance, mais ensemble de qualités plurielles, éphémères et passagères, ondulatoires et changeantes - différences et singularités, Roberto Cabot, nous livre un essai d’esthétique de signes asignifiants, susceptible de sortir des catégories logiques dans lesquelles notre pensée s’étrique. Ne réalise-t-il pas le programme revendiqué par Dubuffet de faire de ses toiles des « machines à déconditionner l’œil de ses conditionnements culturels », en rejoignant l’autre cerveau rhizomatique recouvert par les habitudes de la seule perception consciente ? N’est-ce pas aussi un éloge du superflu, du festif qui s’offre ainsi à notre regard, le peintre inventant une sorte de dandysme inattendu puisé aux facéties d’un biologisme poétique. L’écrivain André Dhotel, dans sa Rhétorique Fabuleuse dressait une ode aux champignons très éloignée des inventaires tatillons de la mycologie. Les champignons n’échappent-ils pas à tout effort de classification rationnelle et scientifique ? Ne sont-ils pas étrangers à tout ordre et à toute convention, libres, dans leurs désinvoltures, d’inventer leurs tenues, au gré des saisons et des lieux ? Malgré son insertion dans les problématiques de l’urgence climatique, l’art de Roberto Cabot n’a, donc, rien d’une dystopie résignée, mais signe plutôt une offrande radieuse et ambiguë à l’art de notre temps. En rendant sa splendeur ainsi que son mystère à une multiplicité de perspectives parcourant la variété du vivant – celui d’une amibe, d’un champignon, ou d’une créature galactique inconnue, l’artiste s’égale à la nature dans sa prolifération biologique la plus étrange, et la désanthropomorphise, en prenant l’homme lui-même dans le tourbillon des éléments dont il est fait. À ce nouvel atomisme correspond un sublime contemporain qui n’a plus rien de la délectation romantique prise au spectacle circonscrit des déchaînements naturels, mais à l’expérience d’une immersion totale dans un huis clos en forme de « chaosmose » où s’entremêlent indifféremment les sphères végétales, animales et humaines. L’oeil du spectateur devient un « organe de la plongée » selon l’expression de Peter Sloterdijk, en conférant parfois au tableau l’apparence d’un aquarium où se meuvent des êtres hybrides aux identités flottantes. L’espace de la toile se transforme en un dispositif permettant d’assembler des phénomènes organiques évolutifs, à l’instar de la boite de Petri utilisée par les scientifiques pour cultiver des bactéries. Nombre d’installations contemporaines ne font elles pas de l’œuvre une biosphère en miniature, et un terrain d’exploration « matériologique » à toute épreuve ? Les rêveries, et les fantasmes des artistes actuels rencontrent ainsi les rêves des biologistes, dans un art qui n’est pas sans rappeler l’esthétique aquatique de l’Art nouveau, avec sa prédilection pour l’univers sous-marin des flores maritimes, abondamment nourrie de l’imagerie d’un Ernst Haeckel, et ses méduses aux danses impudiques.
Avec ses êtres aux courbes amorphes, son plaisir insistant du détail et ses fluorescentes déhiscences, son goût des métamorphoses et des arabesques organiques dont la volupté se transforme parfois en songe d’Éros, Roberto Cabot relève d’une lignée de créateurs qui a toujours suscité le rejet des inconditionnels de la pureté esthétique ; celui des académismes et des fanatiques d’une modernité enquête d’Idéal. Il rejoint ainsi cette libre-pensée des artistes inclassables à l’instar de Bosch, Duchamp, Picabia, ou Broodthaers, avec lesquels le peintre entretient une affinité profonde. D’ailleurs, la vie même de l’artiste franco-brésilien témoigne d’un nomadisme rétif à tout type d’assignation à une identité quelconque. Roberto Cabot n’a cessé de se nourrir d’une multiplicité de traditions propice à un contrechamp inédit, en pratiquant un cannibalisme culturel insatiable, intégrant, entre autres, les impressions d’enfance de son Brésil natal, sa participation parisienne aux Libres Figurations des années 80, et son cursus de peinture aux Beaux-arts avec Pierre Alechinsky, le passage dans le Madrid de la post-movida, puis sa vie à Cologne, et Berlin dans les années 1990 auprès de personnalités emblématiques de la scène allemande, comme Kippenberger ou Penck,son incursion en tant que pionnier de l’usage d’internet, et sa pratique actuelle de la peinture. Ces métamorphoses successives se reflètent dans son travail de peintre effaçant tout point de vue surplombant dans ses toiles, au profit d’une conception polyphonique et plurielle. L’artiste ne laisse-t-il pas notre regard à une indétermination quasi brownienne où le liquide se fait aérien, le corpusculaire rencontre l’infini galactique, et l’ultra fossile se confond avec le futur de la SF ? La toile devient le lieu d’espace-temps improbables, privant le spectateur de repères pour déterminer l’échelle des êtres hybrides qui l’habite. La profondeur, la hauteur, la surface, et le fond entrent dans des rapports complexes constitutifs d’une vie propice à une faune à l’aspect tropical, dont on ne sait si elle relève d’une excroissance des espèces marines ou d’une variation de spécimens volants. Si bien qu’on hésite à voir, parfois, dans les courbes aux formes de méduses, des figures de Circé androgyne et lubriques, d’infimes détails grossis par le microscope du naturaliste ou d’immenses protubérances florales surgies d’une forêt exotique. De ces espaces parsemés de motifs aux allures de micro-organismes travaillant à notre insu nos corps, découle un atomisme des points de vue, conférant à cet art une dimension baroque et allégorique à l’âge de la biogénétique. Ne vivons-nous pas une configuration inédite des espace-temps dans laquelle s’opère un renversement du proche et du lointain, de l’infime et du global, du passé et du futur ? Notre monde n’est-il pas celui de l’interconnexion généralisée, dans lequel l’achat d’un produit à Paris peut entraîner une déforestation au Pérou, la vente d’un animal sauvage sur un marché chinois impacter la finance mondialisée, et un minuscule champignon redessiner les paysages de l’Oregon ? De cette crise de toutes les échelles résulte une sorte d’indifférenciation entre ce qui était traditionnellement imparti au partage de l’humain et du naturel. Nos corps, ainsi que l’ensemble du vivant semblent traversés par des molécules invisibles, depuis les pesticides jusqu’aux virus, comme autant de particules dont dépendent nos vies. En s’efforçant de rendre sensible ce monde des bactéries, et autres champignons, dont l’expérience des récents confinements nous ont donné une préfiguration de leur présence obstinée, cette peinture s’inscrit dans un registre démystifiant de l’art. Le peintre n’affronte-t-il pas cette vie « rebutante » des substances instillées par notre société, rendue à une imperceptibilité aussi illusoire que dangereuse ? Dès lors, en écologue des pratiques picturales, l’artiste prend soin de composter toute une série de fragments illustres de l’histoire de l’art, remixant avec brio les genres de la Vanité et du paysage, dont il va chercher l’inspiration parmi les œuvres de la peinture Hollandaise - celles de Jérôme Bosch et de Patinir - qu’il enrichit d’une facture toute moderne. Dans son dernier livre Planet B - Le sublime et la crise climatique, Nicolas Bourriaud ne décrit-il pas Roberto Cabot comme un disséminateur de spores de l’histoire de l’art ? Selon le critique d’Art français : « Les œuvres récentes de Roberto Cabot, dont les figures semblent dériver dans l’océan de l’histoire de l’art, se confrontent aux œuvres de
Boschou Patinir, peintres de la dissémination et du détail : il se positionne désormais comme “artiste champignon” qui essaimerait dans ses tableaux des ‘spores’ de la modernité picturale et des fragments d’histoire de l’art. » Mais, si le peintre revendique pleinement son attachement à la tradition occidentale d’une peinture de paysage, il prend acte qu’on ne peut plus vraiment peindre la nature à la manière d’un simple décor servant de toile de fond à la figure humaine, sans cautionner des siècles de capitalocène épuisant le vivant à des fins utilitaires et domestiques. De fait, Robert Cabot brouille allègrement les codes sémiotiques usagés de son art, en construisant un champ d’affects impersonnels et trans-personnels parcouru d’étranges devenirs, dont on ne peut dire s’ils témoignent d’une nouvelle sorcellerie à l’âge des OGM ou s’ils préfigurent de futures configurations biologiques. Chacune des toiles exposées n’offre-t-elle pas le portrait d’un biotope principalement peuplé par des protagonistes mi-végétaux, mi-animaux ? En nous confrontant au spectacle d’un Dehors forclos de toute humanité, l’artiste partage une pensée hantée par le spectre d’une ère post apocalyptique, sans souscrire pour autant au nihilisme collapsologique. Dans ce sens le peintre appartient à cette génération d’artistes questionnant le réel à son niveau le plus moléculaire, conscient que nous vivons, déjà, dans les ruines de la modernité capitaliste. Non seulement les contrées bucoliques témoins d’une vie champêtre ou celles plus sauvages chères aux émois romantiques laissent, fréquemment, la place à ces friches stériles et dévastées que sont les Territories of Waste, mais ces « wasteland » apparaissent, aussi, comme autant de stigmates que des siècles d’industrialisation forcenés ont fini par inscrire dans la matière même des paysages. Si bien que la présence humaine pourrait très bien s’affranchir de sa propre disparition, tout en se perpétuant à travers la multiplication prosaïque de ses déchets, dont l’omniprésence fantomatique dans les sols, l’air, l’eau, la glace et chez les êtres vivants, signe la marque la plus commune de notre humanité ! Mais, loin de sacrifier à l’éco-anxiété ambiante, les œuvres de Roberto Cabot pointent vers un avenir où les temps du vivant et de l’humain deviennent indissociables. Bien plus, ces créatures peintes, tout droit sorties d’une version contemporaine du Jardin des Délices, ne ressemblent-elles pas davantage à cette poésie des fleurs saxifrages dont Victor Hugo disait qu’elles germent « toujours où la vie semble impossible » ? Ne sont-elles pas semblables à cet étrange champignon japonais étudié par l’anthropologue Anna Tsing, le matsutake, miraculé de la catastrophe d’Hiroshima, et porteur de nouveaux agencements homme-nature, témoignant des possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme ? Félix Guattari de qui Roberto Cabot fu proche, disait lui-même dans un entretien fameux à olivier Zham : « C’est dans le maquis de l’art que l’on trouve des zones de résistance à ce laminage de la subjectivité capitalistique. C’est là que l’on trouve une prolifération de champignons parasites, des noyaux de résistance au réductionnisme dominant de la subjectivité. »
Philippe Godin