Mémoires: Franck Lundangi

27 Janvier - 30 Mars 2024

La plupart des peintures de Franck Lundangi s’organisent autour d’une figure centrale évoquant tout autant les formes totémiques d’un être hybride, humain et zoomorphe, divin et végétal, que celles de divinités païennes dont le hiératisme n’est pas sans suggérer, parfois, la sérénité d’une déesse indienne ou l’indifférence d’un bouddha aux folies de ce monde. Malgré, la variété de ces personnages peints de manière frontale sur de grands aplats de couleur, ornés de lierres, de feuillages et de fleurs exotiques, toutes ces figures inspirent l’immobilité contemplative qui sied à l’harmonie intérieure.

 

Ne sont-elles pas d’ailleurs fréquemment affublées d’un troisième œil dont la tradition mystique attribue un pouvoir de vision supérieure ? Tout dans cet art conspire à la méditation, et invite le spectateur au recueillement profond dont l’expérience quotidienne nous éloigne si souvent avec son flot incessant d’images, de sons, et d’informations effrénées. Chaque peinture ne joue-t-elle pas le rôle d’une sorte de mandala où le regard semble attiré en son centre ? Le peintre lui-même cherche son inspiration à l’écart de l’agitation des villes dans le silence des bords de la Loire où il séjourne aujourd’hui. 

 

D’où cette manière de l’artiste de conférer, peut-être, à ses figures humaines, la verticalité des arbres qui puisent dans le sol leurs nourritures terrestres pour se tendre vers le ciel en quête de lumière. Franck Lundangi a sans doute appris très tôt, l’importance de l’attachement à une terre, en étant lui-même confronté à l’expérience du déracinement de son pays natal. Il n’a que trois ans quand ses parents choisissent de s’exiler au Zaïre, fuyant la guerre qui ravage l’Angola. Après avoir vécu en RD Congo et au Gabon, il retourne 22 ans plus tard en Angola en tant que footballeur professionnel pour intégrer l’équipe nationale. Il finit par s’installer en France pour rapidement arrêter le sport et devenir peintre, en ayant donc passé la majeure partie de sa vie loin de sa terre natale. D’où, peut-être l’omniprésence du motif de l’entrelacement des humains au monde végétal qui traverse sa peinture (« Homme racine »). Notre existence n’est-elle pas comparable aux plantes ? Comme celles-ci, la création n’a-t-elle pas besoin de racines pour sortir de terre afin de fleurir dans l’éther ?

 

Cependant, si l’œuvre de Franck Lundangi est une invitation manifeste à nous ressourcer dans un sol intérieur et une patrie de cœur, loin de l’agitation superficielle de notre temps, elle ne relève en rien d’une conception rétrograde et nostalgique de l’art. Elle ne s’apparente pas non plus à une vision « anesthésiante » de l’esthétique, dont Nietzsche fustige les dérives schopenhaueriennes – celles de la promotion d’un art soporifique qui calme les passions, et repose l’homme de ses souffrances. Car loin de proposer exclusivement des formes statiques ou mélancoliques, les peintures sont aussi parcourues de tout un « gai savoir ». Avec la légèreté gracile de ses lignes aériennes, le dynamisme de son chromatisme, et le soin du détail, l’artiste parvient notamment à transporter ses figure dans une évanescence semblable à celle des images du rêve. Tels d’étranges phalènes surgissant depuis le fond des tableaux, les créatures semblent ainsi flotter en se fondant dans la fluidité des aquarelles. Franck Lundangi ne cache pas sa fascination pour le charme de la miniature persane à laquelle il emprunte toute l’élégance de son trait, la maîtrise du dessin et une liberté assumée à l’égard des règles de la perspective ou du souci de réalisme. Car loin de restreindre la puissance de l’imagination, comme le dit Bachelard, « Le minuscule, porte étroite s’il en est, ouvre un monde ». Et, quel monde !

 

De fait, l’artiste s’affranchit avec désinvolture de toutes les frontières culturelles, et semble aller puiser dans un répertoire de motifs et de styles empruntant tout autant à sa tradition africaine, qu’aux cultures amérindienne, moghol, sikh ou eurasienne. Un bestiaire fantastique se mêle, alors, à une galerie de personnages portant quelquefois des masques de rituels, entourés de totems sur fond de motifs floraux sortis d’un jardin originel, avec en contrepoint un véritable arsenal de pistolets, et de couteaux au tranchant menaçant !

 

L’artiste prend sans doute un malin plaisir à plonger notre regard dans un Babel de styles et de symboles en opérant une créolisation sans pareille d’influences qu’il s’approprie avec une évidente aisance. Il semble ainsi mixer une aquarelle améthyste dont le fond en pointillé rappelle le travail des artistes aborigènes avec les lignes raffinées de l’iconographie moghole ou sikh. De même, certaines silhouettes flottantes pourraient facilement rappeler une encre de Barthélémy Toguo ou une peinture de Francesco Clemente dans un élan de transversalité…et provenir également de l’art populaire amérindien, alors que d’autres éléments sont incontestablement africains, depuis les scènes les plus réalistes de la vie du village jusqu’aux créatures qu’on croirait échappées d’un livre de contes populaires bantous. En outre, le peintre paraît accorder une même dignité à la représentation animale et humaine. Il peut élever, de la sorte, la figuration d’un scarabée au statut de portrait allégorique renvoyant tout autant à la sacralité de son origine égyptienne, qu’à celle de sa fonction d’animal totémique.

 

Les références culturelles paraissent, finalement, se dissoudre au sein d’un espace mouvant où les différents types de représentation - totémisme animisme, naturalisme…- s’entremêlent dans une esthétique du « Tout-monde » dont Édouard Glissant a théorisé les enjeux. Malgré la forte prégnance de motifs venus de son enfance, l’artiste ne se limite donc pas un simple recensement d’images archétypales provenant d’une Afrique rêvée. En digne héritier des « Magiciens de la terre », il atteste plutôt de sa participation entière à la globalisation transculturelle de notre contemporanéité, procédant à une hybridation sans vergogne d’influences et d’imaginaires pluriels. L’espace pictural de Franck Lundangi se dérobe ainsi à toute assignation spatiale et temporelle, et emporte le regard du spectateur dans une sorte d’hétéropie visuelle propice au questionnement.

 

D’où le caractère ésotérique de cet art avec un penchant manifeste de l’auteur pour l’univers magico-occulte dont on soupçonne la présence spécialement dans les sculptures faites avec des morceaux de bois flottés recueillis sur les berges de la Loire. Ces statuettes peintes et recouvertes de dessins de figures humaines assemblant un conglomérat de bouts de tissus, de fils de fer, de clous, et autres objets de récupération n’ont-elles pas des allures d’amulettes ou de talismans aux vertus apotropaïques ?

 

Si la poésie visuelle de l’art de Franck Lundangi n’est pas sans parenté avec le goût des arts premiers et des iconographies secrètes (tarot, alchimie, spiritisme, kabbale…), il serait vain, pourtant, de vouloir en décrypter les signes, car l’artiste parvient à convertir cet étrange éclectisme dans une écriture plastique toute personnelle. N’est-ce pas aussi la force de cette œuvre de se maintenir constamment à la limite d’une peinture figurative aux formes quasi naïves et celle d’un art de la vision ouvert au monde du rêve, dans un réalisme magique dérobant ses arcanes dans l’énigme de l’image ? Si la psychanalyse s’est abondamment servie de l’œuvre d’art comme d’un matériau privilégié pour accéder à la psyché inconsciente, les peintures de Franck Lundangi ne sont pas vraiment l’expression de secrets œdipiens refoulés. Elles révèlent bien plus une Mémoire inconsciente commune à tous les hommes, à l’image des archétypes jungiens  constitutifs d’un inconscient collectif. L’auteur de L’homme à la découverte de son âme, n’écrivait-il pas : « Celui qui parle à travers des images primordiales parle avec mille voix » ? Le syncrétisme de cet art qui plonge ses racines au cœur de la psyché humaine, nous reconnecte sûrement à cette Mémoire profonde recouverte par des siècles de rationalisme désenchanté.

 

Philippe Godin