En cherchant l’inspiration de sa peinture dans des scènes de la vie quotidienne, Enkobo Bouvy prend soin de ne jamais sacrifier son art au réalisme plat du reportage ordinaire. L’artiste parvient toujours à saisir dans ses flâneries urbaines de Kinshasa ou d’ailleurs, ces instants suspendus où l’image effleure la pensée, et le réel enfante des songes. Chaque tableau semble capter le caractère profond et poétique de ces situations humaines que nous ne savons plus voir. Un homme qui pose son sac de voyage, le regard perdu dans le lointain. Un vagabond couché à même le sol avec son chien, compagnon de misère. À l’instar de certaines scènes du néoréalisme cinématographique, le réel conquiert une poétique de l’image où la rue, la ville et l’actualité deviennent le théâtre d’une esthétique renouant tout autant avec la photographie humaniste de Brassaï, les vagabondages de la prose citadine d’Aragon ou l’exaltation des nouveaux réalistes sensibles à la beauté sauvage des murs de nos villes.
Afin de poétiser cet expressionnisme urbain, Enkobo Bouvy se joue de l’écart entre une peinture figurative explicite et un travail plastique de décomposition des fonds, conférant à ses toiles les allures des affiches déchirées de Villeglé ou de Hains. Cette technique mêlant collage et acrylique, permet à l’artiste d’intensifier la présence de ses personnages qui paraît flotter en se détachant étrangement de ces fonds tumultueux aux couleurs chamarrées. Pour cela le peintre se fait colporteur d’affiches qu’il récupère exclusivement à Kinshasa, afin d’intégrer à ses toiles un peu de la rumeur visuelle des rues de sa capitale. Mais à la différence des artistes affichistes, Enkobo Bouvy ne se contente pas d’en exposer simplement les lambeaux. Par un subtil travail de collages et décollages, le peintre s’en sert comme autant d’embrayeurs plastiques participant à la dynamique des coloris, et à la dualité de sa peinture. En se jouant ainsi de cette tension entre abstraction et figuration, Enkobo Bouvy peut sans doute mieux exprimer l’alliance précieuse du rêve et de la réalité qui anime chaque scène offerte à notre regard. N’est ce pas le charme du tableau Ndoto (rêve) inspiré du poème de Rimbaud Le dormeur du val que d’offrir cette association troublante de la légèreté d’un homme assoupi dans ses rêves, à la rigidité inquiétante du cadavre ? Malgré le caractère quasi symboliste de certaines toiles, la démarche d’Enkobo Bouvy n’a rien pourtant de l’angélisme d’un préraphaélite en terre africaine ! L’artiste d’origine Congolaise déterritorialise, notamment, la peinture en s’appropriant les codes de cet art traditionnellement centré sur la représentation quasi exclusive de « l’Homme-blanc », pour mieux rendre visible la condition de l’humanité noire.
À la suite d’un artiste comme Kerry James Marshall, il rend compte implicitement de cette carence générale de figures noires dans la narration des images constituant le fondement de l’histoire de l’art. D’où l’effet d’étrangeté de certaines toiles dont le sujet semble directement calqué sur une représentation iconique de la peinture occidentale. Le personnage de l’homme couché avec son chien n’évoque-t-il pas une composition célèbre du peintre anglais Lucian Freud ? La référence explicite au chef d’oeuvre de David, La Mort de Marat dans le tableau relatant l’assassinat du président congolais Laurent-Désiré Kabila ne témoigne-t-elle pas également de cette volonté de brouiller le logiciel d’un art entièrement surcodé par des siècles de domination blanche. En revisitant, notamment, la peinture historique, genre, par excellence, supposé réservé à un Occident déniant aux peuples africains l’accès même à l’Histoire, Enkobo Bouvy se joue de la grammaire de cet art majeur, et parvient à donner une visagéité troublante à ces minorités absentes de la plupart de nos musées.
D’où le caractère sans doute emprunté et ridicule, a contrario, du personnage entouré de livres
qu’Enkobo Bouvy se plaît à habiller à l’européenne, en brossant une peinture d’un noir bien blanchi, prêt à renier sa propre « négritude » en s’identifiant servilement à l’image du blanc. En renvoyant ainsi à un épisode marquant de l’histoire congolaise, celle du statut des « évolués » accordé par l’administration à une petite élite qui s’efforçait de se conformer à la civilisation occidentale au terme d’un parcours en forme d’ascension culturelle, professionnelle et morale, cette toile illustre parfaitement les paroles de Frantz Fanon : « Le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc. »
En contrepoint, la peinture du vieil africain (L’oncle) portant dans ses bras une statuette de la maternité de la tribu Luba à l’instar de l’enfant qu’on chérit, renvoie sûrement à cette restitution d’un patrimoine artistique spolié par des siècles de colonisation, qu’il faut savoir protéger d’une circulation marchande arrachant aussi bien les oeuvres que les humains. L’omniprésence du sac de voyage ne témoigne-t-elle pas de cette condition aussi cruelle qu’absurde de ces peuples toujours sommés de quitter leurs traditions et leur terre, à l’image de ces migrants emportés par les eaux de la Méditerranée en quête d’un eldorado illusoire ? N’est-ce pas là le secret du regard mélancolique de cet homme en partance pour un exil incertain, magnifiquement saisi dans la toile Mboka Mosika (Loin de mon pays), que de manifester l’écart entre l’immensité de ses rêves et le peu de moyens de les satisfaire ? Se souvient-il, peut-être, comme l’écrivait Aimé Césaire, de ces « millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme » ?
Par l’indomptable originalité de sa peinture, Enkobo Bouvy oppose à ce destin si funeste une fin de non-recevoir en forme de variation poétique épanouie.
Philippe Godin