En pratiquant une peinture libre et spontanée Souleimane Barry fait fi de toutes les doctrines s’évertuant à définir ce qu’est l’art, ce qu’il n’est pas, quelles sont ses frontières, ses hiérarchies et ses classifications. Bref, Souleimane Barry n’apprécie guère d’accompagner son travail des discours et des paratextes annexant à tout va un art contemporain ô combien bavard et réflexif. L’artiste, né en 1980, au Burkina Faso aime avant tout peindre. Il se soucie peu des tenants et des aboutissants de sa peinture, et préfère la pureté du faire artistique aux concepts voulant le circonscrire. Aux notions il oppose les émotions que lui offre une pratique perpétuée dès son plus jeune âge par la passion du dessin et de l’aquarelle, puis celle de la peinture à l’eau, qu’il prolonge aujourd’hui par une maîtrise remarquable de l’acrylique et de l’encre. En revendiquant pleinement la dimension empirique et intuitive de sa peinture, dans laquelle les figures humaines ou animales, ainsi que les motifs végétaux apparaissent avec l’élaboration du tableau, au gré de ses aléas plastiques et des gestes qui le compose, Souleimane Barry laisse libre cours à son imagination, à l’instar de ce personnage sortant de son crâne, une nuée de colombes, d’abeilles, de feuilles et de fruits - dans un véritable tourde passe-passe, symbole de la fécondité magique de l’art.
L’idée de régénérescence, qui donne d’ailleurs son titre à ce dytique et à l’exposition, ne renvoie-t-elle pas à ce surgissement incessant de formes et d’images, d’espèces et d’espaces, de créatures et d’êtres, se manifestant aussi bien dans la création plastique lorsqu’elle s’affranchit de tout dogme, que dans celle d’une nature libérée de la domination technique ? En exécutant son travail sans idée préalable, l’artiste qualifie lui-même son style de « figuratif imaginaire », comme pour mieux se mieux démarquer à la fois d’une tradition picturale placée sous l’égide de la « Cosa mentale » chère à Léonard de Vinci et sous celle d’unformalisme conceptuel trop contraignant. D’où le caractère lyrique de cette peinture dont la fluidité musicale témoigne d’un goût prononcé pour l’improvisation, à laquelle le peintre rend hommage dans l’une de ses toiles, Symphonie, avec la présence d’un jazzman fleurissant de ses volutes sonores l’espace du tableau. L’artiste burkinabé ne nous offre-t-il pas une somptueuse illustration de cette « finalité sans fin » du plaisir esthétique, dans laquelle Claude Lévi-Strauss à la suite de Kant percevait la liberté souveraine de l’art ? Souleimane Barry participe pleinement d’une peinture renouant avec le plaisir de la manualité et du savoir-faire. Par-delà le faux dilemme de l’abstraction ou figuration, c’est à un retour décomplexé du geste expressif, de l’originalité et de l’inventivité d’un style assumé auquel nous assistons ici. Après des décennies de dénégation du faire manuel au profit de procédures impersonnelles et mécaniques dans lesquelles l’art de Duchamp à Warhol, des Nouveaux Réalistes à Jean-Luc Moulène prétendait s’affranchir de toute effusion expressive, de nombreux peintres osent, enfin, se réapproprier le bonheur de peindre. Ce dernier n’avait-il pas quasiment disparu au profit de protocoles distancés remplaçant le lyrisme du faire pictural par toute une série d’encodage de gestes anonymes empruntés aussi bien au ready-made qu’au paradigme photographique : choisir / déplacer /enregistrer ?
Commençant son tableau, le plus souvent à même le sol, par quelques coulures d’acrylique ou d’encre, qu’il agrémente ensuite d’éléments picturaux d’où surgissent une série de motifs, Souleimane Barry se met sur la voie de sa peinture, sans véritable but. Si les figures humaines et animales se fécondent ou s’entremêlent à une nature exubérante, en d’étranges accouplements - une figure d’homme finissant en tête d’oiseau - c’est moins par la réminiscence d’une danse des masques entrevue par l’artiste durant son enfance africaine, que par un procédé de mise en abîme d’images dans l’image, que l’artiste affectionne. Ainsi le caractère « animiste » de la peinture de Souleimane Barry ne réside pas tant dans la présence de souvenirs d’une Afrique natale sur fond d’un bestiaire naïf, mais dans le fait qu’une image peut toujours en cacher une autre. Le tableau Déesse de la nature n’esquisse-t-il pas la silhouette d’un mouton sommeillant au cœur même du corps de la femme ? Les œuvres de grand format ne présentent-elle pas fréquemment une figure centrale sur fond de motifs floraux, traversée par une multitude de thématiques secondaires, imbriquées parfois les unes dans les autres et se découvrant au fur et à mesure de la lecture du tableau ? Si bien que le sujet principal qui semblait structurer la composition, devient vite secondaire au regard des plus petites images qui l’entourent ou se lovent dans ses plis. Chaque tableau fourmille souvent d’une grande variété de détails et paraît renfermer de multiples scénettes complétant la figure « principale », à l’exemple de la sibylline Espèce et espace. De fait, l’œil du spectateur descend ostensiblement dans une profondeur de champs multiples, bifurquant au hasard des carrefours, à peine suggérés dans l’entrelacs des chemins possibles. Nous sommes sûrement entrés dans un enfer ; un enfer qui comme pour Dante témoigne d’un jeu de portes, de couloirs, d’un parcours d’errance infinie. Nous sommes tous des migrants ! Comme chez nombre d’artistes venus du continent africain, à l’instar de Barthélémy Toguo ou du peintre Omar Ba, le monde de Souleimane Barry se nourrit d’un entre-deux culturel propice à un contrechamp inédit. Par leurs voyages incessants, leurs expériences de l’exil, et la distance ironique qu’ils instaurent avec le présent, tous ces créateurs ne sont-ils pas emblématiques du « contemporain » ? De cette expérience, Souleimane Barry dégage, notamment, des rapprochements insolites entre des univers étrangers, procédant à toute une série d’hybridations entre réalité et mythologie, tradition et mondialisation, hommes et divinités païennes, le tout dans un panthéisme acharné.
Souleimane Barry propose une cartographie décalée de notre temps en proie à toutes les hybridations de la modernité et du contemporain avec des formes de subjectivité archaïques, moyenâgeuses sur fond d’animisme et de crise écologique. N’est-ce pas cette épreuve de la désorientation, du discontinu, de l’égarement, et du mélange qui suscite également le goût des métamorphoses ou des altérations, propre au caractère polyphonique de cette peinture ? En rencontrant cette difficulté à s’orienter commune à nombre de migrants débarquant dans un espace urbain nouveau, le peintre a sûrement renforcé une lecture quasi « médiévale » du monde contemporain. Une vision dans laquelle l’espace apparaît comme un ensemble de fragments non totalisables, à l’image de celle développée par de nombreux artistes contemporains. Dans son livre « Espèces d’espaces » l’écrivain Georges Pérec ne rencontrait-il pas déjà le même genre de vertige pris à la profusion des perspectives spatiales que constitue l’étoffe plissée de nos souvenirs : « L’espace de notre vie n’est ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? » Malgré la variété des motifs qui s’entremêlent dans une forme rhapsodique, s’impose toutefois une ligne d’affrontement entre les figures animales et végétales envahissant toutes les formes humaines comme autant de rappels d’une nature mutilée. D’un point de vue esthétique, ce travail d’effacement des frontières entre l’humain, l’animal et le végétal, renoue avec cette poétique quasi médiévale d’un monde où le pouvoir n’appartient plus à personne. En effet, à l’image du moyen-âge, l’univers décrit par Souleimane Barry est un espace flottant où l’on ne saurait trouver ni centre ni périphérie, et dont les régions souvent s’ignorent. En l’absence de regard surplombant, ni d’autorité centrale, cette peinture figurative ne peut donc que renoncer à l’illusion perspectiviste. De fait, elle respecte rarement les proportions des êtres figurés et rappelle parfois l’art des icônes anciens. Les animaux esquissés ou les êtres hybrides (mi-homme, mi- bête) disproportionnés ne paraissent-ils pas flotter dans un espace sans profondeur, jusqu’à évoquer l’étrangeté mystique de certaines œuvres de Gérard Garouste ? Pour le spectateur cette esthétique a plutôt la saveur d’un paradis en forme de refuge à l’égard d’une société où tout enjoint notre regard à suivre, interpréter et reconnaître des significations le plus souvent univoques, préétablies, et contrôlées par de puissants algorithmes aussi envahissants que savants.
Philippe Godin