Supra Nature: Exposition collective

25 Mai - 16 Septembre 2023
À l’heure où la crise des écosystèmes et du climat alimente tous les scénarios scientifiques en forme de crash-tests des chances infimes de survie de notre planète à la catastrophe écologique annoncée, nombre d’artistes loin de sacrifier à la gravité du pessimisme ambiant ou à une quelconque résignation mélancolique, semblent plutôt dégager de ce moment critique une étrange euphorie créatrice, qui n’est pas sans rappeler la légèreté aérienne et ludique du personnage shakespearien d’Ariel au cœur de La Tempête. C’est notamment le cas de ceux présentés par la galerie Anne de Villepoix, à l’occasion de l’exposition « Supra Nature », dont on ne peut pas dire pourtant qu’ils sont de doux rêveurs inconscients de l’urgence des questions environnementales, à l’instar de Fabrice Hyber s’évertuant à faire de la reforestation au sein d’un art jardinier, l’une de ses sources d’inspiration majeure. La plupart de ses dessins sont réalisés comme des sortes de « story-board » où il colle pêle-mêle des esquisses, et des annotations, à l’image de son aquarelle rehaussée au fusain qui participe d’un projet en forme de prototype réalisé en 1999 en réponse à une commande publique pour le passage à l’an 2000. L’artiste tout juste lauréat du Lion d’Or de la Biennale de Venise avait projeté d’entourer l’Arc de Triomphe d’une centaine de bouleaux, espèce d’arbres pouvant résister au réchauffement climatique. Le créateur qui s’est fait fort de multiplier les alliances improbables entre les technologies les plus avancées et toutes sortes de phylums biologiques, imaginait de greffer un site internet à cette plantation de bouleaux, en permettant aux spectateurs de poser toutes les questions aussi « inconnues » que l’identité du soldat sous le célèbre monument. La figure récurrente de l’arbre dans l’œuvre de Fabrice Hyber lui sert de paradigme à une création pensée sur des principes de ramification, de prolifération rhizomatique, d’autogénération, d’arborescence, et de réseaux, très éloignée de l’image d’Épinal d’une nature pastorale et naïve. 
 
N’est-ce pas une autre rêverie esthétique que l’installation emblématique d’Hicham Berrada, Bloom, propose en mêlant l’expérience poétique la plus simple à la rigueur d’un véritable protocole scientifique ? Le créateur aime se présenter comme un « régisseur d’énergies » aidant la nature à accomplir des phénomènes dans laquelle elle semble s’affranchir notamment des contraintes temporelles. Ainsi, en accélérant l’éclosion d’un pissenlit à l’aide d’une lampe à tungstène, ce dispositif permet d’en offrir le spectacle condensé en quelques minutes. L’artiste en recueille le témoignage dans une vidéo, dont on peut voir ici une photographie des pappus étoilés dans le noir. Dans l’instant suspendu par son installation, Hicham Berrada capture en gros plan l’éclosion spectaculaire d’une des plantes les plus triviales, alors que son capitule délivre lentement sa sphère cotonneuse et délicate. Moitié sorcier, moitié savant, il nous procure cette sensation inédite d’un phénomène accéléré apriori non perceptible en temps réel, et essentiellement magique. En reliant le banal à l’extraordinaire, le naturel au surnaturel, la simplicité de la vie à la sophistication de l’artifice, n’est-ce pas pour cet artiste franco-marocain récent lauréat du Prix Marcel Duchamp, une manière de ramener l’art le plus « contemporain » à son fond de magie ancestrale ?
 
Et, ne trouve-t-on pas une fascination semblable pour la prodigalité de la nature, celles « des petites choses », feuilles, fleurs, pierres, chez l’artiste franco-marocaine Rita Alaoui, dont les deux peintures s’attachent à magnifier la beauté plastique de motifs végétaux des plus ordinaires ? En s’appliquant à saisir les effets de transparence et d’opacité, d’une plante aussi courante que les orpins, la peintre poursuit sa quête d’une esthétique de la « transfiguration du banal » au cœur même de ces objets naturels, organiques ou minéraux, qui peuplent nos environnements à notre insu. Cette démarche n’est pas sans évoquer celle d’un paysagiste comme Gilles Clément attentif à la survie des plantes vagabondes en ville. Par son geste pictural de transformer ces « petits-rien » de la nature qu’elle collecte et transforme en autant de pièces rares et singulières, Rita Alaoui nous invite sans doute à rester aux aguets de cette vie simple à fleur de terre dont nous avons perdu le sens. Ne convoque-t-elle pas de la sorte cette sagesse chère au philosophe Vladimir Jankélévitch consistant à savoir reconnaître dans le « presque-rien » des phénomènes impalpables, parmi les choses les plus importantes de l’existence, comme la modulation des couleurs d’une plante, les anfractuosités d’une pierre, la brillance et les plis d’une fleur ? La démarche de Rita Alaoui s’inscrit aussi dans une pratique actuelle de l’art écologique, visant à collecter et conserver au sein d’œuvres où d’installations afin d’en laisser une mémoire quasi muséale, des formes du vivant susceptibles de disparaitre sous l’effet de la dégradation des écosystèmes.
 
Une telle préoccupation se retrouve dans le travail d’Alina Bliumis dont on peut découvrir ici la récente série Plant Parenthood des aquarelles sur panneau de bois, encadrées de velours. L’artiste d’origine Biélorusse établie à New York s’était déjà évertuée avec Portraits of Flowers, à conserver la mémoire de fleurs menacées de disparaître à jamais, dans des sortes de « vanités au carré ». Aux qualités esthétiques du florarium de l’artiste américaine, se greffe, en outre, des préoccupations féministes et curatives surprenantes. La série Plant Parenthood fait ainsi allusion à des pratiques anciennes plus ou moins occultées de l’avortement clandestin. Ces fleurs ont toutes été utilisées pour avorter dans divers pays à travers l’histoire. Après la remise en cause de la pratique légale et médicale des avortements dans de nombreux états américains récemment, l’artiste militante témoigne aussi de cette possibilité pour les femmes de reprendre le contrôle de leur corps, en retrouvant ces médecines populaires ancestrales permettant d’interrompre naturellement les grossesses. Les asarums, par exemple, sont des vivaces tapissant les sous bois montagnards au feuillage en forme de cœur. Ils apparaissent aux côtés de plusieurs autres abortifs dans les écrits médicaux du XIIe siècle de la sainte religieuse allemande Hildegard von Bingen, qui conseillait elle-même les avortements. Avant que la professionnalisation de la médecine ne transfère le pouvoir sur la contraception et les soins d’avortement des femmes enceintes et des sage-femmes aux médecins de sexe masculin, les abortifs à base de plantes étaient très largement utilisés comme méthodes de planification familiale. Mais les scientifiques ont éludé systématiquement l’étude de ces plantes médicinales, de sorte qu’il existe un oubli notoire de l’histoire de cette pratique. Ces « rituels» ont même été fréquemment proscrits par nombre d’autorités patriarcales. Les peintures d’Alina Bliumis sauvent ainsi de ce processus de recouvrement phallocentrique, la mémoire des aïeules qui utilisaient ces plantes médicinales. Bien plus elles réévaluent, en leur conférant une dignité esthétique, des formes prétendument inférieures de savoirs ancestraux et vernaculaires que la science occidentale a rejeté dans l’ordre méprisant du délire ou de la croyance erronée. Ceux-ci appartenaient à ces modes de pensée dont Philippe Descolat adressé l’inventaire en regroupant aux côtés de l’animisme et du totémisme notamment, l’analogisme qui sous-tend cet usage des plantes médicinales. Majoritairement présents dans les cultures indiennes, chinoises et en partie africaines, ils correspondaient à ce que Michel Foucault a nommé « la prose du monde » dans l’Europe du 16ème siècle, comme cet ensemble de manières de comprendre le monde avant l’avènement de la rationalité scientifique moderne. L’analogisme permettait notamment de lire le réel en le décryptant à partir de la reconnaissance d’une multiplicité de signes et de ressemblances quasiment « esthétiques ». Ainsi, l’affinité de la noix dans sa capacité à guérir les maux de tête pouvait s’expliquer par sa ressemblance avec l’intérieur d’une boite crânienne. En utilisant l’aquarelle et le crayon sur panneaux de bois, Alina Bliumis se plaît manifestement à peindre en des gestes sensuels ses motifs floraux dans leur ressemblance si troublante aux organes reproducteurs de la femme.
 
Ce retour à un devenir floral de l’art participe tout autant des préoccupations environnementales, qu’à une volonté de se détacher d’une vision anthropocentrique du monde. En paraphrasant Michel Foucault, on pourrait dire que l’effacement progressif de la figure humaine, « comme à la limite de la mer un visage de sable », dissipe le primat inquiet des chairs et des corps au profit d’une esthétique dont l’inspiration végétale incarne cette poésie visuelle des genèses et des métamorphoses. La peinture de Franck Lundangi où foisonnent animaux, totems et couleurs entremêlés de motifs floraux, témoigne parfaitement de cette poétique du passage et de la légèreté. L’artiste d’origine angolaise, installé en France depuis les années 90, propose plusieurs œuvres mêlant dans l’alchimie subtile des jeux d’aquarelle et de lavis aux pigments d’acrylique, l’entrelacs des fleurs et des visages. Les œuvres de Franck Lundangi, d’Annette Barcelo, de Souleimane Barry et celles de Uman s’apparentent, souvent, par leur spontanéité autant dans leur facture que dans leur mythologie personnelle à une sorte d’art outsider naviguant entre figuration et abstraction. À l’univers lyrique de la peinture de Souleimane Barry d’origine burkinabé, parait répondre le monde singulier de l’artiste suisse Annette Barcelo et son étrange défilé carnavalesque mêlant sorcières, prêtresses, chimères et totems à tout un bestiaire aux contours incertains. Chez tous ces peintres les motifs apparaissent au cours de l’élaboration du tableau, au gré de ses aléas plastiques et des gestes qui le compose, à l’instar de cette toile de Souleimane Barry, Régénérescence 3, où une nuée d’abeilles, de feuilles et de fruits s’échappe spontanément du crâne d’un personnage, en un véritable tour de passe-passe, symbole de la fécondité magique de l’imagination créatrice du peintre. De son côté Uman, artiste transgenre, autodidacte, né en Somalie et élevé au Kenya dans une famille musulmane, improvise depuis qu’elle est aux États-Unis une forme d’art brut informel, à l’image de cette grande peinture sur bois au format insolite, ostensiblement abstraite, directement inspirée par les changements saisonniers.Comme une enfance de l’art, sa photographie en forme de « selfie » résolument insaisissable emporte son autoportrait dans l’étoilement des graines de pissenlit dispersées par le souffle du vent ; et réplique subtilement à l’installation d’Hicham Berrada. Accueillir l’esprit nomade, le flottant, et le flou, l’indiscernable, et le moléculaire sont des valeurs communes à toutes ces créations, dont la photographie Aldéhydes de l’artiste américain Sam Samore en constitue une forme de quintessence éthérée, en s’attachant à recueillir un au-delà des fleurs dans des fragrances sophistiquées, légères et aérienne, d’origines synthétiques. Le parti-pris du gros plan et du flou photographique chez cet artiste contribue à brouiller la scission supposée entre nature et artifice.
 
À travers les œuvres de ces neufs créateurs, véritables « Magiciens de la Terre », et nouveaux Don Quichotte d’une chevalerie en quête de subjectivités à venir, l’exposition Supra Nature témoigne ainsi de la vitalité d’un art-monde diversifié, et affranchi des frontières dressées entre les cultures et les genres artistiques, contemporain et brut, figuration et abstraction, etc. Elle propose au spectateur une écologie du regard résilient dans une sorte de remake heureux du Jardin des délices, dont on peut espérer qu’il ne soit pas qu’un simple « Happy end » à l’âge de l’Anthropocène. »
 
Philippe Godin
 
Avec les oeuvres de Rita Alaoui, Annette Barcelo, Souleimane Barry, Alina Bliumis, Hicham Berrada, Hyber, Franck Lundangi, Sam Samore, Uman.